Chapitre 8 : Recoller les morceaux
Chaque dimanche nous publions un nouveau chapitre du livre De nulle part à Nulle part, voici le chapitre de la semaine :
Connaissant le caractère de Sylvie, Emeric a préféré la jouer fine en renouant contact dans la durée. Comme elle ne vivait pas très loin de chez lui, ce fut assez facile de faire quelques sorties avec elle avant qu’elle ne soit d’humeur à accepter d’identifier le propriétaire de la voiture à partir du numéro de la plaque.
Emeric savait parfaitement que Sylvie se méfiait de ce genre de demande. La dernière fois qu’elle a fait cela pour un ami ça s’était terminé à coups de poing : la voiture était celle de l’amant. En temps normal, ce type de situations conflictuelles l’amusait, mais cette fois-ci, elle n’avait pas vraiment eu le cœur à rire, redoutant que ça ne lui retombe dessus si l’on apprenait comment le mari cocu avait découvert l’identité de l’amant.
Pour convaincre Sylvie, Emeric savait qu’il fallait donner une raison valable et crédible sans pour autant rentrer dans les détails afin d’éviter de passer pour un fou. Emeric était donc resté relativement évasif, prétextant que cette voiture était à l’abandon et qu’il aimerait contacter le propriétaire pour la lui racheter.
Il avait quelques scrupules de ne pas avoir été complètement honnête avec elle, mais se rassurait en se disant qu’au fond, ce n’était pas vraiment un mensonge. Ça ne lui aurait pas déplu d’acquérir une voiture avec une telle ligne. Malheureusement, il n’avait pas les moyens de se payer une Porsche, même d’occasion et Sylvie le savait très bien, alors pour éviter d’éveiller ses soupçons, il a préféré éviter de citer la marque de la voiture.
Sylvie n’était pas vraiment enchantée par la demande d’Emeric, mais l’alcool aidant, elle accepta presque sans râler. Emeric ne se doutait pas qu’elle se rattraperait quelques jours plus tard au téléphone :
- Allo Sylvie ?
- Putain, je te pensais pas aussi puéril !
- Quoi ? Mais de quoi tu parles ?
- Prends-moi pour une conne en plus, ça t’a fait marrer j’espère ?
- Hein ?
- Tu crois que j’ai que ça à branler au taf ? T’espérais quoi, m’en foutre plein la vue ? J’en mange dix au petit déj des guignols comme toi.
- Mais je…
- Je pensais que t’étais un peu moins con que la moyenne des abrutis à chromosome Y, mais apparemment toi aussi tu confonds ta queue et caisse… La prochaine fois que tu veux te la péter en me montrant que tu t’es acheté une Porsche, essaye de ne pas me faire perdre mon temps en me faisant faire des recherches pour que dalle !
- Mais Sylvie…
Emeric resta quelques instants sous le choc. Bien que la conversation ait été coupée, il ne décollait pas le téléphone de son l’oreille. L’échange fut tellement bref qu’il lui fallut se poser un peu pour remettre ses idées au clair.
Rangeant son téléphone dans sa poche, il peinait à réaliser ce qu’elle avait sous-entendu. La voiture serait à son nom ? Rien d’étonnant à ce qu’elle s’énerve. Elle a cru à une mauvaise blague d’ado. Emeric se demandait comment il allait bien pouvoir recoller les morceaux. S’il avait le malheur de lui raconter la vérité, elle allait croire qu’il continue de se moquer d’elle. Il connaît suffisamment Sylvie pour savoir qu’à ce stade, de simples excuses ne suffiraient pas.
Prenant le problème à bras le corps, Emeric préféra déléguer courageusement la résolution du conflit à une tierce personne. Rémo était tout indiqué, il s’est toujours bien entendu avec Sylvie. Ils étaient probablement aussi cinglés l’un que l’autre mais dans des genres différents. S’il y avait bien une personne qui pouvait lui faire entendre raison c’était lui.
Après avoir résumé ce qu’il venait de se passer à Rémo, ce dernier sembla particulièrement dubitatif. Il hésitait sur ce qu’il devait répondre. Il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’Emeric tentait de le faire marcher en lui disant qu’il était propriétaire de la Boxster.
- Attends… laisse-moi comprendre… Si je résume bien, tu as perdu tes vacances à poireauter comme un gland devant une bagnole sortie d’on ne sait où, dans l’unique but de percer à jour l’identité du proprio. Et maintenant que tu découvres que la voiture est à ton nom, la seule chose qui semble te préoccuper c’est le faite que Sylvie soit furieuse après toi ?
- Ben… dit comme ça…
- Franchement, tu croyais vraiment que j’allais marcher dans un truc aussi énorme… Allez, tu sais faire mieux que ça…
Rémo raccrocha sans laisser la moindre chance à Emeric de répliquer.
A peine avait-il coupé court à la conversation qu’un doute l’assaillit. Après tout, cette histoire était invraisemblable depuis le début. Si réellement Emeric avait voulu le faire marcher sur l’histoire de la plaque, il n’avait pas besoin de parler de la dispute avec Sylvie.
Finalement ça semblait un peu trop grotesque pour être un mensonge inventé pour le charrier.
Plutôt que de tergiverser afin de démêler le vrai du faux, Rémo préféra directement appeler Sylvie. Il réalisa rapidement qu’il aurait mieux fait de lui laisser un peu de temps pour se calmer.
L’accueil fut glacial et les premières phrases ne laissèrent pas de place au doute quant à l’état d’esprit de Sylvie.
- Si tu appelles pour défendre le résidu de bidet qui te sert de pote, oublie moi…
Rémo connaissait suffisamment Sylvie pour comprendre au timbre de sa voix que son énervement n’avait rien de simulé. Alors qu’il aurait dû chercher les mots justes pour la calmer, ses pensées étaient déjà ailleurs. Dès l’instant où il avait compris qu’Emeric était réellement le propriétaire de cette voiture, son esprit se perdait en conjectures pour trouver une logique à tout ça. Mais Sylvie le rappela promptement à l’ordre avant qu’il n’ait pu esquisser le moindre raisonnement.
- Si je t’ennuie dis-le… T’as rien à me dire ?
Rémo eut toutes les peines du monde à convaincre Sylvie que cette histoire de voiture perdue dans la montagne n’était pas un canular inventé par lui et Emeric pour se moquer d’elle. Sylvie avait côtoyé Rémo assez longtemps pour deviner son degré de sincérité rien qu’à sa façon de parler.
Elle ne doutait pas de la parole de Rémo mais avait tellement de mal à y croire qu’elle en venait à se demander si Emeric ne les avait pas tous les deux menés en bateau.
- Allons Sylvie, sans déconner… Moi j’aurai pu faire un truc comme ça, mais c’est pas le genre d’Emeric. Et puis tu le connais comme moi, il est fauché comme les blés. Il roule toujours avec sa veille Golf du siècle dernier. Franchement, tu le vois aller acheter une Porsche ? Et quand bien même, comment il aurait fait pour apporter cette caisse en pleine montagne sur ce morceau de route.
L’esprit cartésien de Sylvie avait du mal à accepter la véracité de cette histoire, d’un autre côté, elle était séduite par l’irrationalité de ce bout de route perdu en altitude. Elle avait envie d’y croire, envie d’aller voir ça de ses propres yeux, envie d’être un peu surprise par ce monde qui la blase depuis son adolescence.
Lorsqu’on connaît le passé de Sylvie on n’est pas étonné qu’elle ait une réaction aussi contradictoire. Les aléas de la vie ont fait grandir Sylvie avant l’âge. Elle n’a pas pu profiter bien longtemps de l’innocence et la naïveté qui font le charme de l’enfance.
Le regard enthousiaste que les enfants portent sur le monde semblait être un souvenir tellement diffus qu’elle se demandait parfois si elle ne l’a jamais eu.
Cette histoire a sonné à ses oreilles comme un conte. C’est un peu comme si quelque chose de très profondément ancrée en elle était revenue à la vie. Elle voulait y croire, elle en avait besoin pour retrouver un peu d’elle-même, cette partie enjouée et insouciante qu’elle a enterrée prématurément sous une couche de désillusions.
Un enthousiasme fort la gagna. Ce sentiment de joie était pourtant teinté d’une grande appréhension, presque une peur panique. L’angoisse qu’une fois sur place, une explication logique, froide et triste ne vienne briser le charme de ce tableau surréaliste. Qu’importe si elle devait être déçue, Sylvie avait besoin de chercher à démystifier ce qu’elle ne s’expliquait pas ; elle souhaita seulement que cette fois-ci elle n’y parviendrait pas pour que la magie de ce conte continue encore un peu.